Tous les enfants le connaissent, la plupart l’adorent, qu’il soit chaud ou froid, en poudre ou en glace, en tablette ou en forme de lapin, garni de baies ou de noix, au lait ou au piment… Le chocolat est le fil rouge (ou, selon les goûts, le fil blanc, noir ou brun) qui parcourt les rayons de confiserie du monde entier. En revanche, l’industrie du vin barre généralement les produits à base de cacao de sa liste d’accords mets-vin, ce du fait de l’ignorance. Dans l’eldorado du chocolat qu’est la Suisse, nombreux sont ceux qui font la fine bouche devant l’association fondante du vin et du chocolat. Pour l’instant! «Jusqu’à présent, malgré plusieurs tentatives, ce mariage n’a pas réussi à s’établir dans notre pays», observe Stefan Bruderer, maître chocolatier chez Lindt & Sprüngli. D’autres, en revanche, ont flairé le bon coup depuis longtemps. Il y a dix ans déjà, le maestro du cacao avait reçu une invitation à Londres pour y diriger pour la première fois des masterclasses sur l’association chocolat et vin. Six sessions ont été programmées en une journée, toutes ont été vendues. Aujourd’hui, Stefan Bruderer estime que ses compatriotes y prennent peu à peu goût: «Je sens une plus grande ouverture d’esprit et davantage de curiosité». En juin dernier, une dégustation organisée à Zurich par Bruderer et Lucien Gobet, sommelier de Bindella, a en tout cas affiché complet. D’autres sont en cours de planification.
Bruderer a lui-même découvert ce duo de rêve lors de son apprentissage de pâtissier dans les années 90. En réalité, à 18 ans, il s’intéressait davantage à la bière. Son maître d’apprentissage, cependant, était particulièrement féru d’Amarone, dont il a servi un verre à son protégé: un millésime 1988, des vignobles de la cave traditionnelle Masi. «La bouteille est encore chez moi à ce jour, raconte ce dernier, mais elle est malheureusement vide». C’est ce soir-là qu’est née sa passion pour l’œnologie. L’intégrer dans son métier était devenu une évidence. D’autant plus que le cacao et le vin ont de nombreux points communs. Les différents cépages s’épanouissent en fonction des conditions climatiques d’une région. Le cacao aussi, bien que sa culture soit réduite à la zone équatoriale, se décline en plusieurs variétés. Nous distinguons aujourd’hui trois génotypes principaux: le Forastero, que Stefan Bruderer qualifie de cacao de consommation. Ensuite, le Criollo, aussi rare que noble, qui signifie «l’indigène» en espagnol. Et enfin, le croisement Trinitario, dont le nom provient du port caribéen de Trinidad. Il présente des notes fruitées florales similaires à celles du Criollo, mais il est plus robuste. Les fèves les plus nobles développent des arômes de fruits secs, de fleurs, des nuances amères et épicées, tel un vin rouge vieilli en fûts de bois torréfiés. Outre les parallèles gustatifs, le raisin et les fruits tropicaux partagent certains composants ; le cacao contient par exemple jusqu’à six pour cent de tanin. Ce même tanin est également présent dans les peaux et les rafles de raisin.
Un éventail d’arômes plus captivant que la plupart des polars télévisés! Mûre, menthe, cuir, chocolat... Corsé, plein de finesse et merveilleusement persistent, avec les meilleures recommandations des jardins familiaux des Marchesi Antinori.
Stefan Bruderer, Maître chocolatier chez Lindt & Sprüngli.
À cela s’ajoute l’aspect historique, car ces deux patrimoines culturels ont une longue histoire mouvementée. Les Mayas et les Aztèques transformaient déjà les graines de cacaoyers des basses terres mexicaines en une boisson prétendument stimulante, réservée à la noblesse. Ils rendaient hommage au dieu du cacao Ek Chuah lors d’une fête sacrificielle et, entre-temps, les fèves de cacao de qualité supérieure étaient même utilisées comme monnaie. Les premiers Européens du Nouveau Monde ont transporté cette découverte riche en protéines et en lipides de l’autre côté de l’Atlantique, où personne ne s’y était intéressé pendant près de 200 ans. En effet, les gens du peuple s’y enivraient de bière et d’alcool, tandis que dans les maisons de luxe, on servait du vin provenant des caves des familles nobles.
Ce n’est qu’au milieu du 16e siècle qu’a commencé à circuler à la cour d’Espagne un breuvage sirupeux à base de miel, de sucre de canne et de fèves de cacao pilées. Ce produit de luxe (les produits coloniaux avaient un prix élevé) s’est répandu en Europe centrale via l’Angleterre et l’Allemagne. Dans les années 1800, les premières chocolateries ont commencé à fabriquer du chocolat sous la forme que nous connaissons aujourd’hui. Il était considéré comme un remède miracle, facile à digérer, que l’on trouvait dans les pharmacies bien approvisionnées pour fortifier les patients affaiblis ou même comme aphrodisiaque. Au début du 19e siècle, une nouvelle méthode de broyage par pression, qui sert encore aujourd’hui à la fabrication de la poudre de cacao, a permis d’extraire le beurre végétal. Avec l’essor de l’industrie sucrière et le cacao moins cher en provenance d’Amazonie, le chocolat atteint enfin les populations les moins aisées. Sur les bords du lac Léman, François-Louis Cailler a fait œuvre de pionnier en ouvrant la première chocolaterie suisse à Vevey. En 1845, Rudolf Sprüngli a fondé sa manufacture dans la Marktgasse de Zurich. C’est le Bernois Rodolphe Lindt qui a contribué au triomphe mondial du chocolat suisse grâce à l’invention de la machine à concher, un agitateur qui affine la consistance de la masse enrichie de beurre de cacao et fait s’évaporer les arômes indésirables. En 1899, Lindt vend l’œuvre de sa vie à Sprüngli. La même année, il construit l’usine emblématique de Kilchberg, au bord du lac de Zurich, qui reste aujourd’hui encore le siège de la prestigieuse chocolaterie. Le Home of Chocolate, qui a ouvert ses portes en 2020 et qui propose un spectacle de fontaines à chocolat, attire les amateurs de chocolat affamés (d’aventure) comme un gigantesque aimant parfumé, tandis que dans les laboratoires, des maîtres chocolatiers du monde entier travaillent à de nouvelles créations.
On pourrait passer des heures devant la cheminée, un verre de cette Riserva à la main! Avec ce vin, Masi fait preuve d’une parfaite maîtrise du grand art de l’Amarone, l’essence concentrée de raisins séchés à l’air. Un fruit bien mûr, des nobles notes de torréfaction, souple et riche en bouche.
Outre un diplôme en art et en design, Stefan Bruderer a étudié la technologie alimentaire et l’innovation commerciale. Le plaisir d’expérimenter, la créativité, voilà ce qui l’attire. Le degré de réussite de l’expérience «vin-chocolat», ce déchaînement gustatif tant espéré dépend… du quoi et du comment. Alors qu’un Amarone concentré «respire» le mieux entre 15 et 18 degrés, c’est-à-dire qu’il libère les molécules porteuses de goût au contact de l’oxygène, le beurre de cacao fond le mieux en bouche lorsqu’il atteint 36 degrés. Vous êtes donc la seule personne à blâmer si vous conservez du chocolat gourmet au réfrigérateur. Pour Stefan Bruderer, cela est comparable à la dégustation d’un vin rouge coûteux sorti du congélateur.
Le Pinot nero dans sa pureté fruitée et filigrane: on le prendrait presque plus pour un parfum qu’un cépage. Le bouquet est fleuri avec une délicate note de miel, un corps moyen et une acidité enjouée. Le nom Mimuèt est tiré du dialecte du Tyrol du Sud et signifie «à mon goût».
Le Maître poursuit en expliquant que les cinq sens doivent être utilisés pour un épanouissement total. D’abord pour percevoir les deux éléments séparément. La perception sensorielle de la combinaison de saveurs ne se produit pas seulement dans la bouche. Nous y distinguons certes le sucré, le salé, l’amer, l’acide et l’umami, mais tous les autres arômes (les notes de fruits, de baies, d’épices ou de torréfaction) ne sont perçus que par voie rétro nasale, lorsqu’ils traversent les récepteurs de l’organe olfactif pendant l’expiration. C’est pourquoi Stefan Bruderer préconise une technique respiratoire particulière lors de ses dégustations. Dernier point décisif: l’association des produits. «Le chocolat très sucré et les vins doux et fruités se disputent la vedette», explique l’expert. Il s’en tient autant que possible au principe selon lequel les contraires s’attirent ou se complètent. L’homme de 45 ans choisit comme exemple l’objet de sa révélation à l’époque de son apprentissage: «L’Amarone sec et lourd, par exemple, appelle un chocolat noir 70 % acidulé comme contrepartie pour un profil gustatif rond, qui souligne les arômes épicés et torréfiés du vin.» La texture soyeuse ainsi que les notes de cerises et de fruits rouges du Pinot nero en filigrane équilibrent en revanche le goût légèrement acidulé de sel marin d’un chocolat à la fleur de sel. Le Chianti classique et léger produit un résultat spectaculaire lorsqu’il entre en relation presque émotionnelle avec le piquant du chocolat Lindt Excellence au piment rouge, qu’il rehausse d’une douceur subtile. «Dans le meilleur des cas, prédit Stefan Bruderer, le palais fera l’expérience d’une véritable explosion de saveurs».
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